Je suis facteur. En semaine j’aime parcourir à vélo ma verte campagne normande, m’arrêter à chaque maison ou ferme, échanger avec les agriculteurs, les commerçants. Je m’attarde chez les personnes âgées pour rompre quelques instant leur solitude, je leur rends parfois quelques services. Je connais tout le monde et tout le monde me connait. Certains sont heureux de me voir, je leur apporte des nouvelles de proches, l’annonce d’un heureux évènement. Pour d’autres je suis synonyme de factures, de relances, de lettre d’huissier mais ils continuent à m’accueillir avec chaleur
Je hais les dimanches. L’ennui me gagne. Je suis célibataire, je n’ai pas encore trouvé la femme idéale mais existe-t-elle ? N’allant pas à la messe, je ne vois presque personne ce jour-là. Je m’efforce de sortir et de passer au café du village pour discuter avec le patron et les habitués, toujours les mêmes. Nous noyons notre ennui en jouant à la belote et en buvant un verre. Mais aujourd’hui n’est pas un dimanche comme les autres, c’est la foire agricole dans une petite ville voisine. Chaque année c’est pour moi un plaisir d’aller dans cette ferme géante en plein air, d’admirer les chevaux et les bovins et goûter aux produits de notre terroir.
Je me précipite donc dès l’ouverture dans l’espace des bovins, chez les éleveurs de vaches laitières normandes. Je suis chauvin, ce sont mes préférées et mes amies que et peux observer lors de mes tournées dans la campagne normande. Un éleveur est en train de préparer une de ses vaches, Valentine, pour le concours agricole qui aura lieu en fin de matinée. Elle est superbe avec sa robe luisante noire comme l’ébène, ses pattes blanches et son pis énorme gonflé comme une baudruche. C’est plus fort que moi lorsque je vois des animaux, j’ai envie de les toucher. Je demande à l’éleveur que je connais si je peux la caresser. Il pose la brosse avec laquelle il la frottait vigoureusement me sourit et accepte. J'effleure lentement le flanc droite de la vache. Son pelage est très doux. Elle tourne la tête et me regarde fixement avec ce regard à la fois insistant et vide qu’ont les vaches curieuses de tout.
Pour répondre à ma question l’éleveur me précise que le concours aura lieu en fin d’après-midi juste avant que sa fille Anna qui est chanteuse amateur le week-end dans les Karaokés de la région monte sur scène. Je la connais aussi. Je ris au fond de moi-même en pensant que sa vache et sa fille, les deux êtres que l’éleveur chérit le plus, vont monter sur scène. Anna, que je n’ai jamais entendu chanter, a une quarantaine d’années et vit encore chez ses parents. Elle est aussi brune que la vache de son père. Ses grands yeux verts illuminent son teint porcelaine. Elle a beaucoup de charme et je n’y suis pas insensible.. Je n’ai jamais entendu Anna chanter.
Je quitte l’espace bovin pour visiter les chevaux, moutons, chèvres et termine par les stands de produits régionaux et d’artisanat ou ma gourmandise va être satisfaite. Je rencontre beaucoup de personnes que je connais qui me racontent les derniers potins du bled.
Au concours des vaches normandes, Valentine remporte le premier prix. Je suis heureuse pour l’éleveur que je félicite.
Le temps passe très vite. La fatigue commence à me peser. J’ai beaucoup marché, il y a beaucoup de bruits. Le brouhaha de la foule, les beuglements, hennissements et le pire l’animateur de la foire qui prend beaucoup de plaisir à crier dans son micro des annonces qui en deviennent parfois inaudibles. Je rentrerai bien chez moi mais j’ai tant envie d’entendre la jolie Anna chanter.
Je me dirige vers l’estrade et m’installe sur une chaise juste devant la scène. Anna commence son répertoire en chantant quelques chansons françaises parmi les plus populaires de Piaf, Brel, Lama. Elle a une voix sensuelle à la fois chaude et haute qui me donne des frissons. Je suis conquis. J’oublie ma fatigue et ne voit plus le temps passer et ne quitte plus Anna du regard. Elle fait monter parfois des spectateurs sur scène pour chanter avec elle. Elle termine son tour de chant dans un tonnerre d’applaudissements. Je ne suis pas démonstratif et je me mets à hurler « une autre » aussitôt repris par la foule. Anna me regarde me sourit et me demande au micro de monter sur scène à ses côtés. Me voyant hésiter elle insiste. Je la rejoins timidement. Je me sens rougir. Elle me présente à la foule en disant « c’est mon facteur et certainement pour beaucoup ici le vôtre ». Il affronte avec le sourire les pluies, le vent, la chaleur l’été pour vous apporter de jolies lettres et parfois des bonnes nouvelles. Même quand il nous en apporte de mauvaises on est heureux de le voir, sa venue est réconfortante. Pour le remercier je Vais lui chanter une vieille chanson de Bourvil qui ne se démodera jamais….
En me regardant avec un sourire plein de tendresse, elle se met à chanter
Dans chaque village, on connaît l'facteur.
C'est un personnage qu'on porte dans son cœur
Recevoir une lettre, vous met en émoi
Chacun s'dit, peut-être y'en a une pour moi
Voilà pourquoi quoi quoi quoi quoi
Quand l'chien aboie boie boie boie boie
Tout le monde se dit avec joie
{refrain:}
Tiens! voilà l'facteur
Son p'tit air est affranchi
Comme ses lettres et ses colis
Tiens! voilà l'facteur
Il apporte le journal
Et son bonjour matinal
L'été quand il fait beau, il vous dit il fait chaud
Mais quand on veut la pluie, il vous dit ça pleut aujourd'hui
{rires: Ah! Ah!...}
Tiens! voilà l'facteur
Pour garder son amitié, soyez complètement
{rires: Ah! Ah!...}
Le printemps fait naître les lettres d'amour
Et pour les connaître, on attend toujours
Mais par la fenêtre, un jour le facteur
Vous remet une lettre
Zut, c'est l'percepteur
Voilà pourquoi quoi quoi quoi quoi
Quand l'chien aboie boie boie boie boie
Tout le monde se dit avec joie
Tiens! voilà facteur
A cheval sur son vélo
A côté quand ça monte trop
Tiens! Voilà l'facteur
Et pour les plis très urgents
En courant il prend son temps
Quand il roule rapidement ce n'est pas pour un urgent
Mais c'est tout simplement parce qu'il est poussé par le vent
Tiens! Voilà l'facteur
Quand il roule un peu penché, c'est qu'il a une lettre chargée
{parlé: Ah! Sacré facteur}
Et lorsque vous restez quelques jours sans courrier
Chez vous quand même il vient pour vous dire aujourd'hui y'a rien
Tiens! Voilà l'facteur
Venez boire à ma santé, vous l'avez bien mérité
Merci bien facteur et à demain
Elle me prend la main et se tourne vers la foule qu’elle salue en se baissant.
Un homme dans la foule crie « Facteur une chanson » que toute l’assistance se met à scander « Facteur une chanson, facteur une chanson….. ». Jean une Chanson me dit-elle doucement avec une certaine tendresse. Je ne peux que chanter et j’entonne ma chanson préféré de Ronan Luce en regardant Anna dans les yeux et en serrant plus fort sa main dans la mienne :
J'ai reçu une lettre
Il y a un mois peut-être
Arrivée par erreur
Maladresse de facteur
Aspergée de parfum
Rouge à lèvres carmin
J'aurais dû cette lettre
Ne pas l'ouvrir peut-être
Mais moi je suis un homme
Qui aime bien ce genre de jeu
(Je) veux bien qu'elle me nomme
Alphonse ou Fred, c'est comme elle veut
Des jolies marguerites
Sur le haut de ses « i »
Des courbes manuscrites
Comme dans les abbayes
Quelques fautes d'orthographe
Une légère dyslexie
Et en guise de paraphe
« Ta petite brune sexy »
Et moi je suis un homme
Qui aime bien ce genre de jeu
(Je) n'aime pas les nonnes
Et j'en suis tombé amoureux
L’émotion me submerge et je ne peux finir la chanson, je pleure devant tout le canton. C’est la honte. La foule m’applaudit, Anna aussi et soudain elle me prend dans ses bras et une pulsion commune incontrôlable nous pousse à nous embrasser. Les applaudissements redoublent.
J’ai trouvé à la foire agricole ma "Valentine" le jour de la Saint Valentin mais rassurez-vous ce n’est pas une vache normande.
Martine / Janvier 2015 pour le défi d’ABC (Le nid des mots).
La consigne : écrire un texte en utilisant les mots en gras dans mon texte.