Aux petits bonheurs la chance
Publié le 25 Mai 2015
Elle n’a jamais connu le grand bonheur mais elle est de nature joyeuse et a appris au fil des ans à profiter intensément de chaque moment en évitant de ressasser le passé et de penser à l’avenir. Ses plus grands plaisirs : la photographie et l’écriture. Elle aime photographier les inconnus au zoom, à leur insu, dans leur quotidien. Ensuite elle prend plaisir à imaginer leur vie et en faire les personnages de ses nouvelles et poésies. Aujourd’hui est un jour différent et important. Elle va pour la première fois photographier incognito quelqu’un qu’elle connait : Rémi qu’elle a côtoyé il y a bien longtemps et cela la remplit à la fois de joie et d’angoisse.
Elle a retrouvé ses coordonnées grâce à des recherches sur Facebook et ce soir assise sur ce banc face à la mer elle l’attend. Elle sait que tous les soirs, il fait son jogging le long de la côte et qu’il va passer là devant elle sans lui prêter attention. En attendant son arrivée, elle contemple le spectacle du couchant sur l’océan. Sur un ciel de feu constellé de nuées vaporeuses et d’oiseaux marins, l’astre solaire, boule de lumière étincelante de fierté, se détache avant de se noyer dans l’encre de l’océan. C’est beau, émouvant. Une larme de joie roule sur sa joue. Elle fait quelques clichés pour immortaliser ce moment. Rémi doit arriver sur sa droite, elle guette de ce côté mais jette aussi quelques coups d’œil à gauche au cas où il changerait le sens de son itinéraire. Un vieux couple se tenant tendrement par la main passe devant elle sans la voir, ils semblent encore si amoureux. Cela la remplit de bonheur. Elle les prend en photo. Un cycliste la salue, puis s’éloigne comme il était arrivé. Si Rémi lui disait bonjour en passant, ne serait-elle pas envahie par un trop plein d’émotions ? Elle s’impatiente. Que fait-il ? Aurait-il renoncé ce soir à son jogging. Pourvu qu’il arrive avant que le soleil ait disparu à l’horizon laissant le paysage dans la pénombre d’une nuit sans lune. Soudain elle aperçoit à droite au bout du chemin un jogger. Il est élancé, mince, cela doit être Rémi. Elle zoome avec son appareil photo et le mitraille ; c’est lui. Il s’approche rapidement, elle réduit le zoom et continue à le photographier cachée derrière son appareil. Il se détache dans le faste du couchant, c’est beau. Elle pleure de joie, depuis le temps qu’elle rêvait de ce moment. Il passe devant elle beau et ténébreux et continue sa course, indifférent, perdu dans son monde intérieur. Elle n’a jamais aimé courir. Vers ou après quoi court -il si vite se demande-t-elle ?
Elle le photographie de dos et continue à le mitrailler jusqu’à ce qu’il disparaisse là-bas au bout du chemin. La joie fait place aux regrets. Même si elle le redoutait, au fond d’elle-même, elle aurait tant aimé qu’il lui parle, qu’il lui sourit. Pourquoi ne l’a-t-elle pas interpellé quand il était devant elle. Elle ne peut effacer le passé même si elle tente de l’occulter. Ce soir refusant de se noyer il remonte à la surface.
Elle se lève et regagne à pieds son hôtel. Cette marche dans la fraîcheur humide de la nuit océane lui fait le plus grand bien. L’hôtel domine l’océan. Devant sa chambre, appuyée à la passerelle extérieure, elle écoute le bruit des vagues se fracassant sur les rochers de la côte sauvage en contrebas. Devant l’océan, elle se sent si bien mais si petite. Elle se met à murmurer ces quelques vers de Baudelaire :
Le monde s’endort dans une chaude lumière
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Un petit moment de bonheur pur, rêve de paradis face à l’océan.
Elle rentre dans sa petite chambre et dépose son appareil photo. Elle n’a pas envie de dormir, trop d’émotions ce soir. Elle décide de s’offrir quelques bonheurs supplémentaires pour terminer cette belle journée. Elle sort, reprend sa voiture sur le parking et se dirige vers le casino, un très bel édifice style Louisiane qui étincelle de lumières dans son écrin de pins. Elle se gare et pénètre dans le grand hall. Un employé, après avoir vérifié son identité, la laisse se diriger vers la caisse. Elle achète des jetons. Par quel jeu va-t-elle débuter ? Elle se dirige vers la boule. Elle observe le croupier et les joueurs avant de miser. Elle se rapproche du tapis de jeu, le deux vient de sortir. Le croupier d’un ton assuré lance le sempiternel « faites vos jeux » Elle s’empresse de déposer sa mise de cinq cents euros au hasard sur le quatre. Les autres joueurs misent, certains impulsivement, d’autres en hésitant. « Les jeux sont faits » retentit soudain. Le croupier observe les joueurs quelques secondes, prononce « rien ne va plus » et lance la boule dans le plateau. Elle observe la révolution de la boule à en avoir le tournis. Elle se grise de plaisir à la voir freiner sa course infernale, hésiter avant de tomber dans un des godets. Elle aurait aimé être croupière, Être maître du jeu et avoir ainsi le pouvoir d’apporter fortune ou infortune. Elle est guillerette ce soir, et chantonne en elle-même un de ses poèmes :
Le croupier a lâché la boule
Soudain, libre, elle se défoule
Elle roule, roule, et se saoule
Je la recherche dans la foule
Au secours j'ai perdu la boule
au casino de La Bourboule
Non elle n’est pas à La Bourboule où elle a fait ses débuts de joueuse mais dans celui de la belle cité Sablaise. Non elle n’a pas perdu la boule, elle est bien la devant elle en train de tourner, soudain elle ralentit sa course effrénée. Elle continue de chantonner en sourdine. Il est près de minuit La boule semble préférer le quatre mais s’arrête définitivement sur le cinq.
Même si elle a perdu, elle a pris beaucoup de plaisir à jouer et décide de titiller les bandits manchots. Les machines à sous la tentent. Comme l’enfant qu’elle est restée à s’émerveiller de tout, elle aime voir tourner ces grands rouleaux avec des figurines de couleur et d’entendre le bruit métallique si grisant et magique des jetons qui tombent dans le réceptacle de métal. Une vieille dame s’excite sur une machine depuis au moins une demi-heure sans qu’elle n’ait été récompensée de son assiduité. Elle renonce et change de machine. Elle prend sa place. C’est certain si cette machine doit donner ce soir c’est maintenant. Un employé lui apporte le whisky coca qu’elle a commandé et qui a pour elle des parfums d’adolescence. En le dégustant lentement pour prolonger le plaisir, elle introduit son jeton et appuie assurée sur le bouton… Silence et puis soudain ce bruit métallique en cascade qu’elle aime tant, celui des jetons tombant dans le réceptacle. Elle est subjuguée, Ils tombent, tombent, tombent. Un dernier choc métallique. Tous les joueurs se tournent vers elle. Elle entend le jackpot », « le jackpot ». C’est un rêve éveillé, elle ne réalise pas, elle vient de remporter le pactole des bandits manchots qui clignote sur l’afficheur: 44 844 euros. Elle est stupéfaite mais curieusement elle ne se réjouit pas car elle ne joue pas pour gagner tout simplement pour le plaisir de jouer. L’argent ne fait et ne fera jamais son bonheur.
Elle ramasse les jetons tombés dans le réceptacle sans les compter. Les joueurs se lèvent l’entourent. Elle se lève, se dirige vers la caisse. Le Directeur du casino la félicite et lui fait un chèque. Un jeune homme lui demande la permission de la prendre en photo. Elle déteste être ainsi immortalisée mais elle accepte. La chance lui a souri ce soir, lui sourira t’elle demain? Curieusement elle est triste de voir l’amertume de la vieille dame qui a eu un malaise quand elle a vu la machine qu’elle venait de quitter se vider. « Le bonheur des uns fait le malheur des autres ».
Elle sort du casino et se dirige vers sa voiture sur le parking et rentre à l’hôtel. Quel plaisir de se glisser dans les draps propres et doux. Le bruit de la mer la berce doucement, elle s’endort. Le lendemain, elle ouvre les volets de sa chambre. Le soleil encore bas darde ses rayons à travers une légère brume laiteuse. Ciel et océan se confondent dans une immensité floue, irréelle mais si belle. Subjuguée, Elle reste longtemps à contempler ce spectacle avant de reprendre ses bagages et de quitter l’hôtel.
Elle décide de se rendre en voiture sur le remblai pour y prendre son petit déjeuner. Elle s’installe à la terrasse ensoleillée d’un café et commande un expresso et des croissants. Le serveur les lui apporte avec un sourire qui la réjouit et la met en appétit. Elle croque dans le croissant doré bien chaud qui fond sous son palais. Elle porte la tasse à ses lèvres et délicatement boit quelques gorgées de son café à l’arôme légèrement boisé. La baie des Sables s’étend devant elle étincelante à marée basse. C’est divin. Elle a l’étrange et agréable impression d’être hors temps comme dans un rêve éveillé. Pour revenir à la réalité, elle déplie le journal local et qu’elle n’est pas sa surprise de voir son nom et sa photo dans un article dont elle est la vedette. N’avait-il rien d’autre à dire ce journaliste se demande t’elle en refermant le journal ? A cet instant un homme assis à une table voisine lui sourit et l’interpelle en lui proposant de partager, un moment, leurs deux solitudes. Elle refuse avec un sourire en s’excusant d’apprécier la solitude et de ne pas savoir partager ce qu’elle aime.
Elle a emmené son ordinateur portable et y relie son appareil photo. Elle a hâte de découvrir ses photos. Les couchers du soleil défilent. Le couple de vieux se tenant par la main sous un ciel de feu apparait à l’écran : magie d’un instant d’émotion saisi pour en garder le souvenir, bonheur du photographe ! Elle imagine déjà le texte que cette vision va lui inspirer. Puis Rémi apparait : vision assez floue sur fond flamboyant. Au fil des photos la silhouette noire s’éclaircit, les traits fins de son visage se précisent. La dernière photo, quand il est devant elle, passe comme lui trop vite. Elle revient en arrière pour faire un arrêt sur cette image. Curieusement il a le visage tourné vers elle. Derrière la force trompeuse de son regard, elle devine un soupçon de songeuse tristesse, de doute traduisant la fragilité qui semble l’habiter. Elle imprimera cette photo et la conservera précieusement pour la contempler si elle en exprime le besoin. Les dernières photos de Rémi de dos défilent, il semble fuir le couchant comme s’il voulait arrêter le temps ou le devancer en courant plus vite que lui. Elle paye le serveur, se lève et rejoint à pieds le centre-ville. Elle s’arrête à la succursale locale de sa banque et y dépose le chèque du Casino. Cela lui procure beaucoup de plaisir même si elle ne sait pas ce qu’elle va faire de cette somme qui ira rejoindre ses économies et dormir avec elles d’un sommeil peut être éternel. Mais c’est si rassurant d’amasser en prévision d’un avenir incertain. L’employé la félicite chaleureusement pour son gain. Elle lui rend son sourire et sort de l’agence le cœur et le sac à main beaucoup plus légers.
Elle déjeune au restaurant de l’hôtel où elle a réservé une chambre pour la prochaine nuit. Elle passe l’après-midi à la thalasso. Elle prend plaisir, pour la première fois de sa vie, à se laisser dorloter et masser. Dans la grande baignoire aux flots colorés et lumineux, elle marine dans l’obscurité sous fond de musique classique. Ce moment voluptueux lui permet d’évacuer les idées parasites et de réfléchir à l’issue de ce retour vers le passé pour embellir l’avenir. Comment prendre contact avec Rémi si cher à son cœur. Même si elle était venue aux Sables juste pour le voir et le prendre en photo, elle retournera ce soir sur le banc face à la côte rocheuse au moment du coucher du soleil pour le revoir une fois ou l’aborder si elle ose.
Elle sort de la thalasso et rejoint le bar de l’hôtel qui surplombe le lac et la mer. Le ballet des goélands argentés, qui vont et viennent nombreux en criant tristement, l’amuse et lui donne envie elle aussi d’échanger. Elle sort son smartphone de sa poche et consulte sur Facebook le mur de Rémi non protégé et que chacun peut consulter ce qui lui a permis de le retrouver et de savoir beaucoup de choses sur ses habitudes. Qu’il est imprudent ? Elle est déçue : pas de nouvelle publication aujourd’hui. Elle consulte ensuite son compte et voit qu’elle a une demande de mise en relation accompagnée d’un message « Bonjour, si tu es la personne qui a remporté le jackpot du casino des Sables hier soir et dont la photographie et le nom sont dans le journal ce matin, sache maman que je ne t’ai pas oubliée et que je serais si heureux si tu me contactais. Si vous n’êtes pas cette personne, veuillez Madame excuser ce message et ne pas y répondre. Rémi»
L’émotion la submerge, elle ira, ce soir au coucher du soleil face à l’océan, attendre Rémi et, quand il passera, elle arrêtera sa course et lui dira « Rémi, c’est maman, je suis de retour ». Il s’arrêtera, la regardera et elle aura le grand bonheur d’enfin pouvoir le serrer dans ses bras.
Martine / Mai 2015
NB : La partie de la nouvelle ayant pour cadre le casino est un extrait d'une de mes nouvelles déjà publiée sur quai des rimes. Tout le reste est inédit (écrit pour un concours de nouvelles en 2014 sur le thème des petits bonheurs).