Souvenirs d'un amnésique en devenir
Publié le 4 Mai 2020
Hervé est né le neuvième jour du neuvième mois de l’année 1999 dans le département 09.
C’est le seul garçon, le cinquième enfant et le cadet d’une famille d’agriculteurs de la Plaine Ariégeoise.
C’est un enfant à la fois rêveur, hyperactif et casse-cou. Il n’a peur de rien, même pas des loups sortis des contes que sa mère lui raconte chaque soir pour l’endormir.
Il aime les loups parce qu’on les déteste et qu’il prend toujours la défense de ceux qu’on n’aime pas. A défaut d’avoir un loup comme doudou (personne n’oserait offrir un loup en peluche à un enfant), il reprend sa maman quand elle dit le grand méchant loup
- Non Maman c’est le grand doux !
- Si tu veux mon chéri c’est « le grand méchant doux » lui répond-elle en souriant !
Vivant dans une ferme, il aime tous les animaux.
Il sort le soir dans la grande cour observer les étoiles, repérer la grande ourse. Parfois il entend le grand-duc hululer et il guette le cri de la chouette. Il essaye d’imaginer ce que peuvent se raconter ces oiseaux de nuit. Peut-être que ce grand-duc, prince des noctambules ailés, se demande: Qui est le prince des hommes ? Peut-être qu'il croit que c’est son papa, le seul homme adulte dans cette ferme, mais lui Hervé sait que son père n’est pas un prince mais un simple agriculteur.
Il se demande si Le prince des hommes pourrait être Jésus à qui sa maman parle souvent et qu’il ne voit jamais. Les princes sont invisibles. Chaque dimanche elle se rend dans l’église verte du village qui aurait bien besoin d’une toilette pour la débarrasser de la mousse qui la recouvre. Elle prie en chœur avec les autres fidèles et répète toujours les mêmes litanies en faisant le signe de croix de sa main droite : « Au nom du père, au nom du fils et du Saint-Esprit. Qui est ce Saint-Esprit ?
Quand Hervé a posé la question à son papa. Il lui a répondu, la cigarette coincée au coin des lèvres :
- Je ne sais pas mon fils qui est ce Saint-Esprit dont ta maman parle souvent et qu’elle aime tant. Je ne vais pas à la messe, je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je crois, c’est que chacun a le droit de chérir et vénérer les saints qu’il veut.
- Quels sont les Saints que tu aimes et pries Papa ?
- Tu me demandes Hervé parmi les saints qui j’ose aimer et prier ? Je n’en prie aucun mais, chapeau bas pour le Saint Nectaire et pour un second, que tu ne connais pas et que tu aimeras peut être plus tard, le Saint-Emilion dont il ne faut surtout pas abuser.
Les grandes personnes sont parfois étranges se dit Hervé qui n’a pas bien compris. Un saint pourrait-il être un fromage ? Et qui est ce Saint-Emilion qu'on peut aimer, mais pas trop tout de même ?
Hervé aime monter sur les poneys et les chevaux. Il eut beaucoup de chagrin à la mort du petit cheval que son père lui avait offert à Noël et qui serait son premier et dernier cheval. Il le gardera dans un petit coin de son cœur toute sa vie.
Il rentra un jour des champs en brandissant une vipère au poing ce qui avait effrayé sa mère qui l’avait puni en le privant une semaine de télévision.
Il ne supporte pas qu’on puisse tuer les lapins du clapier et les volailles pour déjeuner et refuse d’en manger. Il proteste auprès de sa mère quand elle prononce la phrase magique de rassemblement « plumons l’oiseau » pour qu’il l’aide, avec ses sœurs, à plumer et vider les poules qu’elle vient de tuer et qu’elle vendra au marché.
Curieusement, il aime aider sa maman à les cuisiner. Mettre le beurre ou l’huile sur le feu, ajouter des oignons et les morceaux de viande dans la poêle, écouter le crépitement, humer l’odeur aigre-douce qui envahit la cuisine et réjouit ses sens. Plus tard, il souhaite être cuisinier ou écrivain. Cuisiner les mots est aussi un vrai plaisir pour lui. Il écrit de petits poèmes pour sa maman, son papa et ses sœurs qu’il aime bien, même s’il est souvent le bouc émissaire de ses dernières.
Quand il était petit, il aimait feuilleter le bel abécédaire des animaux que sa grand-mère lui avait offert. Il admirait ses jolies lettres aux traits si fins enluminés. Il le regarde encore maintenant en pensant à sa mamie qui a déménagé au ciel.
Chaque soir dans son lit, Il aime lire les aventures du club des cinq, de Tom Sayer ou des quatre filles du Docteur March. Ayant quatre sœurs, il plaint le pauvre Docteur March qui, comme lui et son père, vit le matrimoine et ses affres au quotidien sans y être préparé. L’ école des pères, des maris et des frères n’existe pas pour former les hommes aux bonnes attitudes à avoir face aux réactions féminines aussi insolites qu’inattendues.
Préférant les hommes, il ne se mariera pas avec une femme, il n’ira pas déposer les bans dans le bureau des mariages du village. Il n’ira pas non plus consulter un médecin, le conseiller du cœur pour savoir pourquoi il n’est pas tout à fait comme les autres. Il taira ces choses. Il a compris qu’on ne les dit pas quitte à finir sa vie, caché en ville dans une mansarde à louer, pour consumer dans l’anonymat l’amour interdit.
Il serait très heureux s’il n'avait pas souvent des crises de migraines qui le font beaucoup souffrir. C’était comme si son crâne était écrasé, brûlé dans un étau, au point d’avoir envie se taper la tête contre les murs pour qu’un feu dévore un autre feu. Il craint que ce mal le fasse devenir fou. Heureusement que c’est la fin des asiles, sinon il aurait des chances d’y finir sa vie.
Quand il a ses humeurs, il a beau implorer le Jésus de sa maman celui qui, contre vents et marées, dit « lève-toi et marche » à une personne paralytique et ô miracle celle-ci se met à marcher, lui continue à garder ses horribles migraines !
C’est la malédiction du neuf…. Il a une tête fragile en forme de « nœunœuf » quoi de plus naturel, pour le fils d’un éleveur de volailles, qui rêve d’une tête neuve pour lui dans la hotte du père Noël auquel il ne croit plus.
Mais Hervé se plait à rêver qu’un jour il remplacera sa tête cassée et qu’il ne souffrira plus.
S'il avait une tête neuve, il est fort probable qu’il ne se souviendrait plus de rien. Il écrit donc ce journal pour conserver les souvenirs d’un amnésique en quête d'avenir qui ne veut surtout pas devenir un des bienheureux de la désolation , ces hommes à qui il ne reste plus que le démon de minuit ou de midi pour leur donner une illusion fugace de renaissance et de bonheur.
Martine Martin-Cosquer / Réédition d'un texte de janvier 2016 pour le défi 236 des croqueurs de mots animé par Jazzy
Texte écrit avec 31 titres de la bibliographie d’Hervé Bazin (romans, nouvelles, essais…) marqués en gras dans le même texte à voir ici