Gardiens de lumière
Publié le 28 Septembre 2020
Extrait du journal de bord de Yves Le Goff / dernier gardien du phare de fin de terre
Le 4 avril 1998
Mon père était marin pêcheur. Par une nuit de tempête dans le rail d’Ouessant, il a sombré en mer avec son bateau. Jamais on ne l’a retrouvé. Aujourd’hui encore chaque nuit de veille, il est la présent en moi, en dessous de moi dans ses flots que je domine et qui ne m’engloutiront pas comme lui. Il me parle, il est fier de ce que je fais aujourd’hui. Il comprend que je n’ai jamais pu être pêcheur comme lui-même même si j’en rêvais quand j’étais petit. Je sais qu’il aurait aimé que je le sois.
Mais comme lui je vis au cœur de l’océan de longues journées et de longues nuits bien à l’abri en haut de ma tour de pierres et de verre, fouettée par les vents et sur laquelle se brisent les flots déchaînés.
Que la lumière fût, que la lumière ne s’éteigne jamais, c’est ma raison de vivre. Je suis gardien de lumière : éclairer la nuit des marins, leur redonner l’espoir au cœur de l'obscurité, les guider. Je me sens à la fois puissant de donner la lumière de vie mais impuissant de vivre en ermite et de me complaire de cette vie monotone bien protégé des furies de l’océan.
Je ne suis pas fier de moi mais pourtant j’aime cette vie solitaire dans la pénombre dans mon phare du bout du monde. Je rêve de voyages lointains, d’autres horizons.
Je pense à ma femme Jeanne et à mon fils Pierrick à terre que j’aime tant qui me manquent. Je me réjouis de les retrouver après quelques jours et nuits passées dans le phare.
Je pense aux marins qui ont lancé leurs chaluts et les remontent avec angoisse : la pêche sera-t-elle bonne, leur permettra-t-elle de faire vivre leur familles. Ils doivent demander souvent ce qu’ils font là dans ses flots en colère au cœur de la nuit pour juste gagner au mieux de quoi subsister « Oh combien de marins, combien de capitaines qui sont partis joyeux pour des courses lointaines dans ce morne horizon se sont évanouis ». L’image de mon père est à jamais gravée en moi. J’en parle à mon fils souvent pour perpétuer le souvenir et qu’il soit fier de ses racines.
Je passe des nuits à écrire mes mémoires pour témoigner de la vie des gardiens de phare quand l’automatisation les aura tous fait disparaître.
La nuit cède le pas au jour petit à petit. Certains matins L’aurore enflamme d'ambre le ciel et la mer. J’observe ces levers de soleil toujours avec une grande émotion même si ils marquent la fin de mon travail. Je vais pouvoir bientôt m’endormir content du travail accompli.
Demain sera un autre jour à bord de mon bateau phare, un jour très particulier, le dernier que je passerai sur ce phare après 35 ans de service. Je serai à la retraite et je ne sais pas si je vais pouvoir vivre en dehors du phare, le quitter à jamais. Je conserverai à la fois la fierté et la peine d’avoir été le dernier gardien de ce phare qui sera maintenant automatisé. J’aurais tellement souhaité que Pierrick mon fils puisse transmettre la lumière dans ce phare.
Blog de Pierrick le Goff / le 21 octobre 2012
Aujourd’hui c’est l’anniversaire de la mort de mon père qui a été le dernier gardien du phare de fin de terre. Il a pris sa retraite et il n’a pas été remplacé, le phare ayant été automatisé.
Quand j’étais gamin, je rêvais je souffrais de l’absence de mon père mais en même temps j'imaginais faire le même métier qui pour moi était le plus beau métier du monde : donner la lumière et la garder au cœur de la nuit, donner l’espoir à ceux qui sont perdus au cœur de l’océan et, en même temps, profiter de la solitude pour rêver, écrire.
Hélas avec l’automatisation des phares, je ne pouvais plus être gardien comme papa. Je sais qu'il en rêvait et même si ce n’est pas de ma faute, je m’en veux de n’avoir pas pu lui donner ce plaisir avant sa mort.
Mon rêve d’enfant était brisé mais il fallait bien que je choisisse un métier pour vivre, pouvoir me marier avoir des enfants un métier qui me plairait. Je ne savais pas quoi faire. J’aime le cinéma et adolescent je suis allé voir Cinéma Paradisio en 1988 et j’ai eu une révélation en voyant l’histoire d’Alfredo le projectionniste qui passe sa passion de son métier à Salvatore (toto). Alfredo c’était papa dans son phare qui donnait la lumière dans l’obscurité de la nuit, qui donnait l’espoir d’une vie meilleure. Papa vivait dans la solitude de son phare comme Alfredo vivait dans la solitude de sa cabine de projection au-dessus de la vague des spectateurs. Il éclairait et enjolivait leur nuit. Sa lanterne se transformait en projecteur, appareil à la puissante lampe, il n’avait qu'à veiller, comme mon père, que tout se passe bien et pendant ce temps , il pouvait bien sûr voir de nombreux films mais aussi rêver, écrire.
C’était un ermite, un solitaire papa et je suis comme lui. En sortant de la salle de cinéma après ce film j’avais trouvé mon métier « je serai projectionniste » et comme papa, je serai le gardien de la lumière au cœur de l’obscurité, je serai le faiseur de rêves et je pourrai, pendant les projections, continuer à rêver.
Aujourd’hui je suis projectionniste dans un multiplexe, j’aurais préféré l’être dans un cinéma d’art et essai mais je n’ai pas trouvé, ils sont de plus en plus rares. Avant la projection, je prépare mes bobines en assemblant les différentes parties du film que je reçois, je mets le projecteur en marche et je regarde le film tout en surveillant. Parfois le film peut se casser et il faut que j’intervienne très vite. Mais le plus souvent tout fonctionne bien et après avoir vu le film une fois, je peux rêver, écrire, prendre du recul dans le noir et l’obscurité et ma solitude sont propices à ma créativité. Comme dit notre DRH, je ne travaille que vingt minutes toutes les deux heures. Tu vois papa je fais en fin de compte le même métier que toi et j’espère que tu t’en réjouis la haut.
Aujourd’hui je suis particulièrement ému à cause de l’anniversaire de ta mort mais aussi parce que j’ai appuyé sur la touche du clavier de l’ordinateur, le film est parti tout seul. C’est le dernier film que je projette. Avec le numérique n’importe qui peut maintenant d’un poste de commande central commander la projection des films dans plusieurs salles et même à distance. Je suis devenu inutile et on n’a pas attendu que je prenne ma retraite.
Je peux m’estimer heureux ma société ne m’a pas licencié, elle m’a proposé un poste dans le hall d’accueil du multiplexe. Mon prochain travail va consister à vendre des billets, les contrôler à l’entrée des salles, faire des pop-corn dont l’odeur m’écœure et les vendre.
On m’a garanti qu'en contrepartie quand il y aura des problèmes techniques avec le numérique qui Bogue parfois, mais de moins en moins, je serai en priorité appelé. J’ai accepté ce poste polyvalent, il faut bien que je vive et surtout que je fasse vivre ma femme et ma fille. La DRH a semblé ravie de mon acceptation, beaucoup ont refusé et m’a dit comme pour me consoler, vous allez moins vous ennuyer maintenant. Je sais qu'elle voulait dire sans l'oser "vous allez enfin travailler".
Je suis courageux, J’ai le sens des responsabilités, imagine toi papa, après avoir vécu dans l’obscurité et la solitude, quelle agression de me retrouver soudain face aux clients nombreux excités, pressés, ce n’est pas pour moi le solitaire. Je suis comme toi victime du progrès technique. Faute de pouvoir de nouveau donner et garder la lumière, je vais conserver bien au fond de mon cœur cette lumière que tu as gardée et que tu m’as transmise. Tu seras toujours mon phare papa. Il ne s’éteindra jamais car je le transmettrai à Anne ta petite fille pour qu’elle garde toujours ta lumière au fond de son cœur même au milieu des tempêtes de sa vie.
Martine Martin / Septembre 2020 pour le Défi 239 des croqueurs de mots animé par Jeanne Fadosi (Thème : l'électricité et son côté ludique). Les mots en gras sont les mots imposés.