Le vieux qui tricote
Publié le 8 Mars 2021
Pour Défi 247 des croqueurs de mots animé par les Cabardouche
les Cabardouche nous demandent d'écrire un texte sur la photo ci-dessous en incluant impérativement les mots en gras dans ma participation
Les années passent, j’ai beaucoup changé. Les ans ont écuissé (1) ma carapace comme le tronc d’un vieil arbre. Mon corps, cette machine, se grippe et s’use. Il aurait besoin de la révision des 90 balais. Il faut que je me rende à l’évidence, je suis un « tamalou »... T'as mal où ? Partout.
Rassurez-vous, je n’ai pas encore perdu la vue, même si je vois et ne dors plus que d’un seul œil. C’est la raison pour laquelle j’ai renoncé à faire de l’œil aux mamies de la maison de retraite. Je n’ai pas besoin de cela pour leur taper dans l’œil.
Comme je n’ai plus bon œil, vous pouvez imaginer que je n’ai plus bon pied non plus. Mes panards sont fourbus pleins de cors. Je n’ai plus besoin de me demander sur quel pied danser : aucun, ils sont foutus tous les deux. Je ne peux plus faire du pied aux vieilles commères séniles sous la table de la salle à manger. Leurs ragots me cassent les oreilles qui, hélas, entendent encore bien.
Je n’ai pas encore perdu la tête heureusement car sinon je ne pourrais plus faire la tête aux aide soignantes bêtes comme leurs pieds. Je ne pourrais pas non plus tenir tête à cette tête à claques de Charlotte, l’aide-soignante, quand elle veut me faire boire de l’eau de force. Ma chambre est une étuve. Hiver comme été, je m’y gèle mes fesses toutes rabougries. Quand je me plains auprès d’elle, elle me répond que je ne devrais pas dormir nu les fesses à l’air. Elle ferait mieux de se mêler de ses fesses que de s’occuper des miennes.
J’ai le cœur brisé quand certains compagnons ou compagnes d’infortune, avec la bouche en cœur, me disent que j’ai un cœur de pierre. Cela doit être pour cela que mon palpitant résiste encore aux assauts du temps et qu’il bat encore la chamade pour Jacqueline, une nonagénaire dynamique et drôle qui me fait rire de bon cœur. Au lieu de bougonner en silence, je dis ce que je pense à mes congénères et au personnel de cette maison. Pourtant, je suis très affectif. Même si je le musse (2), j’ai le cœur sur la main, façon de parler, car les miennes n’ont plus la force de supporter de porter quoi que ce soit. Je ne vais pas me plaindre, je peux encore tricoter et j’adore car ce geste répétitif me permet de réfléchir, de philosopher.
Je vous ai parlé de tout ce que j’avais perdu. Maintenant, pour finir sur une note positive, je vais vous parler de ce que j’ai gagné en vieillissant : la graisse. À 90 ans, j’ai toujours l’estomac dans les talons, la descente d’organe ne s’arrange pas avec les années ! À mon âge, j’ai fini ma croissance et au contraire, je rapetisse à vue d’œil et la graisse s’accumule sur le peu de corps qui me reste. Je hais le pèse-personne, cette sale balance qui me révèle ce qu’il devrait taire : mon poids. Quand le médecin me demande de monter sur la balance, je renaude (3). Quand on me force ici à faire quelque chose, j’ai l’impression d’être retombé en enfance. Dès fois, j’ai envie de m’enfuir de cette maison de retraite, mais je ferai trop de peine aux miens.
Ma petite fille Manon, que j’adore, vient me voir parfois avec sa jolie petite princesse Jade. Je la prends dans mes bras. Elle s’y endort. Manon, à mes côtés, regarde la télévision. Pendant ce temps, je tricote en fouillant le grenier de ma mémoire ou de nombreux souvenirs se moirent. Que reste-t-il de mes bonheurs ? Que reste-t-il de mes malheurs ? Jouissances et souffrances ne sont que réminiscences. Ma mémoire devient passoire. Alors à quoi bon fouiller mon passé pour nourrir mon présent comme le sanglier vermille (4) la terre pour s’alimenter ? À quoi bon imaginer l’avenir ? Sans barguigner (5), je jouis du moment présent avec Manon, Jade et ma fille Stéphanie quand elle vient me voir. Cela suffit à me rendre heureux et à me faire oublier le reste.
Martine MARTIN (Mars 2021)
- écuisser :
- musser : se cacher
- renauder : renâcler, être en colère
- vermiller : fouiller la terre pour se nourrir (pour les animaux)
- Barguigner : hésiter