Chaque Matin Jeanne SERIN passait voir sa cane dans la grande mare du champ de ses parents située près de l’église. Son amour pour sa cane lui avait valu dans le village le surnom de « Cane de serin ». Pourtant ses jambes étaient belles et musclées. En effet Chaque jour elle parcourait des kilomètres à vélo à travers le canton pour distribuer le courrier.
Ce jour-là n’était pas un jour comme les autres. C’était un beau dimanche printanier de fin mars et Jeanne n’enfourcherait pas sa bicyclette pour faire sa tournée de factrice mais surtout elle avait un rendez-vous avec un certain Jules qu’elle ne connaissait pas avec qui, par blogs interposés, elle échangeait virtuellement chaque jour.
Le blog de Jeanne « Cannelloni » était consacrée à la vie de sa cane Élonie où elle la faisait raconter, à la première personne, ses pensées et sa vie dans la mare avec ses congénères. Élonie y relatait aussi, sans aucune retenue, les confidences que Jeanne lui faisait.
Sur son blog « 1jour1foto » Jules publiait chaque jour une superbe photo jamais commentée de paysages vallonnés, de couchers de soleil, de fleurs, d’arbres, d’animaux rencontrés dans ses promenades.
Jules s’était vite passionné pour la vie de la cane de Jeanne. Jeanne le soupçonnait d’être plus intéressé par Élonie que par elle-même dont il ne connaissait pas le prénom juste le surnom de blog « Yes I cane ».
Sur le chemin de la mare, l’esprit de Jeanne était préoccupé par cette rencontre : Jules l’intriguait, elle ne savait rien sur lui. Était-ce bien prudent d’avoir accepté ce rendez-vous ? Il savait beaucoup de choses sur elle, elle ne savait rien de lui. Quel âge avait-il ? Comment était-il physiquement. Elle l’imaginait solitaire, introverti. Pourtant il avait accepté de venir, de sortir de sa supposée solitude, de sa peur de l’autre pour la rencontrer elle et sa cane et cela même lui paressait étrange.
Juste après l’église, elle croisa sur son chemin un petit homme très agité vêtu d’un short de jogging blanc, d’un tee-shirt noir et de baskets bleues. Il pressait le pas sans courir. Son visage était rouge, il semblait contrarié, à bout de souffle et se dirigeait vers le parking de l’église, Ce n’était pas un habitant du village, Certainement un jogger épuisé en fin de parcours qui venait récupérer sa voiture. Elle ne l’avait jamais vu auparavant et, même si sa mère lui répétait toujours quand elle était petite qu’elle ne devait pas dire bonjour à des inconnus, elle prit plaisir à le saluer en le croisant. Il ne répondit pas à son bonjour, ne tourna même pas la tête vers elle. Il semblait perdu dans ses pensées et elles ne devaient pas être agréables.
Elle poursuivit son chemin et arriva à l’entrée du champ. Elle regarda sa montre. Il était 9 heures et demie elle était en avance d’un quart d’heure.
Pour attendre Jules, elle entra dans le champ et s’approcha de la mare. En bord de rive, à l’abri des regards cachée par les glycéries, sa cane Élonie l’attendait sagement en couvant quatre beaux œufs bien blancs. Farfale , son mâle col vert, surveillait sa dulcinée en faisant le pied de grue sur la rive, prêt à chasser tout inconnu qui oserait perturber la couvaison.
Jeanne sortit un petit pochon en plastique de son sac à dos. Elle l’ouvrit et donna quelques granulés à sa cane. Farfale le morfale approcha. Jeanne lui en donna aussi quelques-uns qu’il avala aussitôt goulûment.
Jeanne raconta à sa Cane qu’elle attendait un ami qui avait hâte de faire sa connaissance et de la prendre en photo. Elle sortit son appareil photo et fit un zoom sur Élonie et ses œufs. Farfale approcha et prit la pose tout près du nid. Une vraie vedette ce beau et fier col vert,
Elle espérait que Jules en arrivant n’effraierait pas trop Élonie beaucoup moins assurée et assez farouche. Elle resta là assise sur la rive à parler doucement à sa cane de l’éclosion future de ses œufs, de ses petits canetons qu’elle devrait bien surveiller et aimer. C’était la première couvée d’ Élonie. Jeanne était rassurée et heureuse, elle avait cru longtemps que sa cane était stérile mais non elle pouvait être mère. « Yes she can » pensa-telle en souriant. Elle l’enviait, elle aurait aimé être maman mais avant il fallait trouver celui qui pourrait en être le père !
Elle jetait en même temps un œil vers l’entrée du champ. Elle ne se lassait pas de ce paysage. La nature, après le long hiver, renaissait enfin. Les iris d’eau commençaient à fleurir.
Soudain elle entendit le clocher de l’église sonner et, comme à chaque fois, elle s’amusa à compter les coups : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 , 10 et quand elle se retourna vers l’entrée du champ pour voir si Jules arrivait elle entendit un onzième coup. Ce n’était pas possible, il ne pouvait être onze heures. Elle regarda la pendule du clocher de l’église qui affichait onze heures et les paroissiens se précipitaient vers l’église pour la grand-messe dominicale de onze heures. Encore incrédule, elle sortit son smartphone de sa poche, il marquait onze heures aussi. Dans ces mails plusieurs new’s letters de ses amis blogueurs titraient sur le changement d’heure qui avait eu lieu la nuit dernière et qu’elle avait complètement zappé.
Jules était certainement venu à 10 heures, heure qu’ils avaient convenue ensemble. Il devait la maudire de n’avoir pas honoré ce rendez-vous sans le prévenir.
Elle se rappela soudain le jogger, ce petit homme pressé agité, cet inconnu qu’elle avait salué et qui portait un appareil photo en bandoulière ce qui est inhabituel chez un jogger et si c’était Jules ?
L’après-midi Jeanne consulta le blog de Jules pour lui adresser un commentaire d’excuse.
Sur la page d’accueil sa photo du jour consacrée à sa cane Élonie couvant ses œufs et titrée « CANNELLONNI AUX ŒUFS de NO I CANE ‘OT ».
Il se moquait d’elle et d’Élonie. Elle en fut très chagrinée. Elle ne s’excusa pas et ne retourna jamais sur le blog de Jules. Elle publia la photo zoomée de sa cane couvant ses œufs en titrant : Première couvée : « YES CHICANE ».
Martine / Novembre 2016 pour le défi 174 des croqueurs de mots animé par Lilou Soleil