Le bal du conte d'Orgel
Publié le 7 Novembre 2009
Le bal du comte d’Orgel
Texte de Brigitte Lécuyer
Le livre était tombé de l’étagère que j’avais entrepris de ranger et de dépoussiérer, bien que la poussière et moi, cohabitions sans problème. C’était un livre de poche à la tranche bleuâtre, au titre archi connu mais j’avais beau fouiller ma mémoire, je ne me souvenais pas de l’histoire. Je parcourus les premières lignes et je fus aussitôt certaine d’une chose : je ne l’avais jamais lu.
Le temps était passé et le livre datait. Je me lançais dans l’aventure du Bal du comte d’Orgel comme on s’efforce de lire un classique pour parfaire sa culture, enfin pour ne pas avoir l’air idiot en société.
Je rentrais sur la pointe des pieds dans l’histoire, dont la préface de Jean Cocteau m’impressionnait déjà.
J’appréciais peu au début, le style décalé un poil précieux, les tournures surannées de grammaire et l’évocation d’un monde un tantinet mondain, si lointain du notre. Mais je continuais ma
lecture, me laissant aller à croire à cette histoire d’amour comme on en fait plus, chaste et courtoise, aux sentiments francs et de digne amitié devait m’apporter quelque chose. J’allais
de découverte en découverte, m’imprégnais de l’ambiance si particulière, et ça me faisait presque autant plaisir que de retrouver un billet de vingt euros dans la poche d’un vêtement
d’hiver.
Peu à peu, je me prenais au jeu, me sentant moi aussi hors du temps, pensant à cette étoile filante de la littérature, ce prodige, qui d’après Cocteau était un garçon petit, pâle et myope, aux cheveux toujours mal taillés. Un très jeune homme avait conçu cette improbable histoire, et puis, il avait disparu, sans avoir pu remanier son œuvre. Il ne savait pas, ne pouvait pas savoir qu’elle lui survivrait éternellement, et qu’il resterait à jamais ce « monsieur Bébé » comme le surnommait alors ses amis.
Je refermais l’ouvrage avec un brin de nostalgie, sans bien savoir pourquoi. Il me laissait un sentiment bizarre d’une histoire pas vraiment finie.
Je le posais en évidence sur une pile de livres à rendre à la bibliothèque et n’y pensais plus. Une amie passa me voir et après avoir bavardé comme il se doit entre amies, elle me demanda en partant si j’avais un livre à lui prêter. Je fouillais des yeux ma collection et lui demandais si par hasard, elle connaissait celui-là « le bal du comte d’Orgel ». J’ouvris le livre, pour voir si mon nom y était inscrit car, je préfère qu’il le soit pour le prêter. J’y trouvais juste entre la première page et la deuxième page, le nom de celui qui me l’avait prêté un jour : J.P …… accompagnait cette date 15.10.1968.
Dieu comme c’était loin tout ça. Néanmoins je revis immédiatement de qui il s’agissait, c’était aussi frais dans ma tête que si ces événements avaient eu lieu l’avant- veille.
Jean Pierre .... était tout le contraire de Raymond Radiguet. Il était mince et grand, blond doré, les cheveux fins et déjà clairsemés sur le sommet du crâne. Ses yeux d’un bleu azur, étaient vifs et intelligents derrière de petites lunettes d’intellectuel. j’aimais moins sa bouche, aux lèvres trop minces. A ses traits physiques correspondait un caractère heureux et des manières policées.
Je l’avais trouvé sur le bord d’une route, enfin c’est lui qui m’avait trouvée loin de chez moi, où inconsciemment comme on peut l’être à dix-neuf ans, je faisais du stop de retour d’Espagne afin de réintégrer la capitale. À cause de mésentente confirmée et de sales coups en traître, j’avais dû abandonner l’ex-amie avec laquelle j’étais partie confiante et guillerette, et qui elle, possédait un véhicule avec lequel nous étions sensées revenir.
Avec ce qu’il me restait en poche, je pouvais à peine atteindre Vierzon, mais ça n’aurait pas suffi et comme, je devais être au bureau dans les trois jours, je n’avais eu d’autre solution que le stop, moyen éprouvé et éprouvant que j’avais maintes fois expérimenté, mais toujours à plusieurs. Cette solution fortement déconseillée par tout parent digne de ce nom était hélas périlleuse pour toute fille, fut-elle la plus tordue et la plus déglinguée des filles. Sauf qu’à cette époque, je n’avais aucun parent qui se souciât de mon devenir, je pouvais donc errer en totale liberté après avoir vécu dix longues années enfermée dans un pensionnat de bonnes sœurs.
Maintenant que j’avais commencé, il fallait en finir, et rentrer coûte que coûte. Le dernier véhicule m’avait déposée là, moi et mon barda et j’étais encore toute chamboulée en pensant aux dangers auxquels je venais d’échapper par miracle.
J’espérais benoîtement que mon périple finirait mieux qu’il n’avait commencé. Le précédant chauffeur avec lequel j’avais traversé l’étendue infinie des Landes, n’avait discouru durant tout le voyage que de la libération des femmes qu’il approuvait hautement, me questionnant sans cesse. Il voulait tout savoir et rien payer, savoir si j’étais pour ou contre la pilule, ce que faisaient mes parents, mes opinions sur l’avortement, si j’avais un petit copain. Pendant deux longues heures, j’avais eu droit à un laïus décousu, des propos ambigus, des coups d’œil torves et des regards lancinants vers mes seins. Je serrais les fesses, ne répondais que par monosyllabes. Sa voiture se traînait et le sale type qui devait avoir dans les trente ans sonnés, arborait une alliance reluisante et une barbe dure d’au moins quatre jours. Parfois, il faisait mine de ralentir, me lorgnant de biais pour voir ma réaction, puis il repartait à vingt à l’heure et je tremblais qu’il ne s’arrêtât, lui et sa bagnole pourrie au beau milieu de cette forêt de malheur. Après des kilomètres de sapins sans fin et peu ou pas d’habitations, j’étais au bord de l’implosion, prête à ruer dans les brancards, à cogner de mes petits points cet apprenti satyre, pour sauver mon honneur. Je savais bien que ma cavalcade solitaire m’exposait à ce genre d’aventure, mais je ne provoquais pas. J’avais mis des habits corrects, du moins les moins affriolants possibles. Je portais pantalon et chemisier boutonné jusqu’au col, malgré la chaleur. J’étais décidée à lui tenir tête, à lancer vers le ciel mon contralto éraillé. Hélas, je ne pratiquais aucun art martial qui put faire sensation, juste du ping-pong dans un club du treizième arrondissement et si j’étais rapide à la course à pieds, je ne l’étais pas assez pour échapper à ce gougnafier déterminé aux pulsions bestiales. Après m’avoir abreuvé de propos vaseux, je sentais bien que l’animal s’impatientait. Il posa alors sa grosse patte velue sur ma cuisse. Prestement j’enlevais la main qui semblait lui manquer pour tenir son volant, et je fis mine d’ouvrir la portière en roulant. Alors seulement, il soupira, me maudit, moi et toutes les greluches de mon espèce, mais il arrêta son cirque.
C’est à un carrefour que le malotru me déposa intacte, voyant qu’il n’y avait rien à tirer d’une gourdasse pareille. Et c’est parce j’étais aussi myope que ce pauvre Radiguet, que j’avais l’air innocente derrière mes bésicles, que j’avais cru échapper aux satyres de tous poils. C’est dire si je ne savais rien encore de la nature humaine.
C’est alors que Jean Pierre était arrivé tel un preux chevalier en jean blanc et chemise fleurie et qu’il m’avait même proposé de m’avancer en direction de Bordeaux. J’acceptais l’offre. Lui au moins, il était de mon âge. Il affichait un regard clair d’honnête garçon et je lui contais ma mésaventure par le menu. D’un air des plus sérieux, il affirma que j’avais eu de la chance, puis il se moqua de moi. Je cru comprendre qu’il n’y avait rien à craindre de celui-ci, qu’il ne tenterait pas d’abuser de la situation. Il m’annonça qu’il était aussi fauché que moi, et que si ça n’avait pas été le cas, qu’il m’aurait bien avancé mon billet de retour. Je remerciais cet être exquis, mais malheureusement, notre voyage s’acheva vite. Il habitait dans le coin. Nous échangeâmes nos coordonnées et comme il étudiait à Paris, il promit de me faire signe dès son retour à HEC pour savoir comment je m’en étais sortie. A vrai dire, je ne croyais pas le revoir.
Aux confins de Bordeaux et à la sortie d’une bretelle d’autoroute, embouteillée, j’attrapais dans mes rets un conducteur partiellement paumé, qui cherchait sa route. Je le persuadais de m’emmener pour l’aider à consulter les cartes françaises et éventuellement à lui servir de copilote.
Je terminais donc, ce périple dans un seul et même véhicule, celui d’un avocat espagnol ventripotent qui me sembla (c’est une manie) des plus inoffensifs. Trop heureux de trouver quelqu’un pour lui tenir compagnie, le vieux monsieur s’enhardit, et il m’avoua ne plus ressentir la fatigue. C’est qu’il avait l’intention de s’arrêter en chemin, de faire le voyage en plusieurs étapes, et je le persuadais du contraire. Nous nous arrêtâmes donc vers midi et des poussières, dans un restaurant près d’une gare, et il reprit des forces. Je ne connaissais rien à l’Espagne en dehors de Santander, mais je fis semblant de me passionner pour ce pays. Il avait l’air si heureux d’en parler. C’est ainsi qu’entre les harengs pommes à l’huile et la mousse au chocolat, il me fit l’éloge de sa Galicie chérie et il m’invita même dans un futur proche, à venir vérifier sur place. C’était reposant, au moins avec lui, je n’avais nul besoin de répondre à des questions salaces, nul besoin de faire la conversation, il était intarissable. Le vin coulait sur sa cravate, il buvait, et il reprenait confiance en lui. Moi pas trop, mais je ne désirais qu’une seule chose, continuer ma route, qu’il soit aviné ou pas, et arriver chez moi avant la nuit. C’est ainsi que de fil en aiguille, sa voiture confortable, aux plaques minéralogiques consulaires, me déposa au pied de mon immeuble.
Puisqu’il l’avait promis, Jean-Pierre me téléphona un jour. Je le revis aux alentours de l’automne, et nous passions des heures chez lui ou dans des troquets enfumés à discourir de littérature, de peinture et de futures expositions où nous n’allions pas parce que nous étions aussi fauchés l’un que l’autre. Il appréciait mon humour potache et s’amusait de ma soif d’apprendre et de ma belle candeur. Il travaillait beaucoup, et je crois qu’entre deux partiels, je l’amusais. Il trouvait cependant que les parisiens étaient trop gâtés, mais ça le changeait de chez lui, son pays d’Oc. Ses parents étaient vignerons, et grâce à ses compétences, je fus initié à quelques dégustations. Jusqu’à ce jour, j’avais peu de goût pour ce breuvage que je jugeais aussi perfide qu’amer. J’appréciais le vin blanc, du moins je connaissais quelques vins alsaciens. Mais mes connaissances en matière d’œnologie s’arrêtaient là. Je lui avais narré les détails de ma randonnée fantastique et comment j’avais fini cette virée osée, dans la voiture diplomatique d’un haut dignitaire de la justice espagnole. Il semblait évident que je n’étais pas prête à recommencer pareille aventure, mais je pouvais dormir tranquille avec Jean-Pierre qui disait que je n’étais pas son genre de fille mais qu’on pouvait rester amis quand même. Ça tombait bien, je l’aimais bien, je l’admirais même, mais il n’était pas mon genre non plus, j’appréciais pourtant sa franchise. Nous pouvions donc bavasser des heures comme frère et sœur de coeur, en sirotant les Bordeaux de papa, aux tanins capiteux et enivrants. Et je n’étais pas en état de rentrer, je pouvais dormir chez lui sans contrepartie. Au matin, il m’achetait des croissants, et je reprenais mon métro et ma vie fade d’employée de Ministère.
Sursitaire, il choisit de faire son service militaire en Algérie au titre de la coopération et je vis partir cet ami à regret. Nous correspondîmes un temps, nous envoyant des lettres de plus de quatre pages, dont j’ignore bien encore le contenu. J’ai détruit tant de courriers, quand je me suis mariée et que j’ai déménagé pour aller vivre au Sénégal où mon époux venait d’être muté.
Je regrette aujourd’hui d’avoir jeté aux oubliettes, cette partie de ma jeunesse, mes petits papiers, mes courriers, mes poésies, mes dessins, mes peintures et bien d’autres trésors encore. J’aurai pu retrouver son adresse, lui rendre ce livre, lui confier mes impressions et y aller de mes petits commentaires sur cet ouvrage étonnant dont le héros, finalement lui ressemblait tant.
J’aurai aimé lui dire que si l’eau avait passé sous mes ponts, je ne l’avais jamais oublié tout à fait et que je m’étais mise à écrire cette histoire et bien d’autres… et que c’était ma façon d’exister maintenant.
Il fut sans doute le seul ami désintéressé que j’eus, et je sais que la vie lui aura été plus facile qu’à moi, puisqu’il avait déjà en mains les cartes pour réussir, un avenir qui s’annonçait brillant et surtout une famille unie. J’ose croire qu’il pensa à moi parfois, en voyant une fille intrépide le pouce en l’air au bord d’une route déserte
Je n’ai pas oublié ce regard bleu, ce large front d’intellectuel, ses lunettes dorées, cette intelligence fine.
Qu’est-il devenu aujourd’hui, aurait-il encore envie de converser des nuits entières avec moi, et que pourrai-je lui raconter qu’il daignerait entendre
Brigitte Lécuyer (février 2006)