Publié le 30 Mars 2020
Je viens de lire ces quelques vers sur Venise extraits de "Verrerie" de Marie de Hérédia-Régnier
Tour à tout orangée, ou rouge, ou rose, ou grise,
Découpée ou cassante au soleil qui l’irise,
Comme le reflétaient les détours des canaux
Je la revois, changeante en ses légers cristaux,
Voluptueuse, triste et fardée, et fragile.
Le verre bleuissant mire toute la ville
Matinale et riante, au fond du vase aimé,
Ou me la rends nocturne en son cristal fumé ;
Le dôme de Saint-Marc s’arrondit dans sa panse
Et le col des pigeons en a recourbé l’anse,
Tandis qu’en carillons tintent les pendentifs,
Liquides et gelés, des lustres aux feux vifs.
Je ne connais pas Venise cela me donne envie d'y aller et comme j'ai quelques jours de vacances, demain à l'aube je partirai. Hélas faute de trouver un billet de train ou d'avion, je pars à Bruges.
Cela m’apprendra à réserver à la dernière minute. Je vais voir tout de même Venise mais celle du Nord, celle du plat pays de Jacques Brel. Non Jacques je n'ai voulu voir ni Vesoul, ni Vierzon et Honfleur je connais.
Alors pour faire illusion jusqu’au bout et rechercher un peu de fraîcheur sur l’eau, faute de gondole, je décide de me faire mener en Bateau. Après une demi-heure de queue, je me retrouve enfin dans une longue barque avec une quinzaine de personnes. Ce n’est pas une promenade en amoureux avec le gondolier, il y a beaucoup moins d’intimité mais comme j'étais seule, je serai au moins accompagnée et peut-être trouverais je l'amour dans cette barque ! J’essaye de passer le temps en regardant le paysage : que des vieilles pierres, des ponts anciens, des clochers. Sur les berges des pêcheurs taquinent je ne sais quel poisson. Je crains fort qu’ils rentrent bredouilles avec tout ce trafic sur les canaux. Tu as voulu voir Venise et tu as vu Bruges". Quelle idée saugrenue d’aller à Bruges en plein été, il y fait chaud, il y a trop de touristes qui envahissent la ville. J’étouffe à Bruges. En Belgique, je pense à Jacques BREL et je chantonne en moi.
Les barques en font le tour et se suivent de si près qu’elles pourraient presque se toucher. J’ai l’impression d’être sur la rivière enchantée du jardin d’acclimatation ou dans un grand manège. J’aimais, quand j’étais enfant, monter sur les éléphants ou dans les barques qui décollaient et qui me permettaient d’attraper la queue du singe. J’y arrivais souvent. La compétition m’a toujours stimulée. "Il faut toujours que tu te fasses remarquer" me reprochait sans cesse ma mère qui n’avait qu’un seul objectif être invisible, complètement transparente.
Ici à Bruges, je suis grugée, il n’y a même pas de queue de singe. J’ose toujours espérer qu’un jour les éléphants et les barques pourront voler comme des soucoupes volantes et si cela arrivait je monterais dans la première et j'en serais chef d’escadrille pour retourner sur Mars. Me prénommant Martine, pour avoir des idées pareilles, je suis sûre que je suis une martienne venue un jour sur terre
Au moment précis où je me vois dans l’embarcation de tête d’une escadrille composée de barques et d’éléphants roses, notre bateau se met lentement à décoller, puis accélère pour faire du rase-motte au-dessus du canal. Les autres barques derrière décollent également et nous suivent…. Les passagers affolés crient : « Attention le pont nous allons nous écraser sur son tablier ».
Étant chef d’escadrille je dois prendre tout de suite la bonne décision, j’appuie sur la flèche du haut de mon téléphone mobile et la barque prend de la hauteur et passe au-dessus du pont, j’attrape au passage une queue de singe sortie de je ne sais où qui volait.
J’ai gagné un tour gratuit mais pour en bénéficier, il faut que je redescende. J’appuie sur la flèche du bas de mon mobile, et la barque redescend et suit le cours du canal à petite vitesse. A chaque pont je fais prendre de l’altitude à la barque puis l’obstacle passé, je redescends. C’est angoissant mais grisant de voir ainsi Bruges en apesanteur.
Et si notre barque arrêtait de suivre le cours de sa vie normale, celle du canal, pour s’évader enfin, emprunter d’autres voies, sortir de son destin. Je prends de l’altitude pour dépasser les toits des maisons et des clochers. Ensuite j’hésite une seconde : appuyer sur la flèche de gauche de mon téléphone ou celle de droite et j’enfonce la touche gauche (j’ai toujours été à gauche), la barque volante vire à gauche et prend de la vitesse. Nous arrivons sur la place centrale. Le beffroi se met à sonner midi. Je crois que c’est la sonnerie de mon téléphone portable. J’appuie sur la touche pour répondre à cet appel et soudain la barque tombe à pic à toute vitesse. « Téléphoner ou conduire il faut choisir ». Nous nous écrasons juste au milieu de la place et nous passons à travers le dallage.
Je me réveille horrifiée. Dans mon rêve je suis encore tombée brusquement dans un trou sans savoir comment j’y étais parvenue, je ne me souviens de rien.
Martine / Réédition d'un texte de Novembre 2012 le défi 234 des croqueurs de mots animé par Durgalola