Quand tu m'es apparue pour la première fois dans ton berceau, je t'ai trouvé si petite avec tes quelques cheveux
noirs et tes petites joues potelées, je t'ai aimé tout de suite. J'avais six ans, je ne sais pas si à six ans on peut être assez mature pour pressentir que l'avenir ne sera pas rose mais,
je crois que je l'ai ressenti à ce moment précis. J'eus tout de suite envie de te protéger et de jouer mon rôle de grande sœur.
Ensuite tu es tombée malade, une coqueluche à 1 mois, c'est très grave. Tu as failli mourir. J'ai vécu de nouveau
quelques temps chez mamie pendant ta maladie. Je n'ai pas bien compris ce qui t'était vraiment arrivé mais. A cette époque, on n'expliquait pas aux enfants mais je crois avoir
culpabilisé, je n'avais pas assez veillé sur toi.
Tu t'en es sortie. Je suis revenue à la maison. Maman ensuite t'a protégée. Elle avait déjà perdu un fils à la
naissance, elle avait failli te perdre au moment où elle commençait à aller mieux. Tu étais sa petite fille comme j'étais la petite fille à Papa. Je n'ai ressenti aucune jalousie parce
que à ce moment la pour moi ma vraie maman c'était Mamie qui m'avait élevée.
Tu as grandi vite, Même si nous nous ressemblions physiquement, nous étions si différentes. Tu étais extravertie,
pleine de vie, toujours souriante, intrépide. On ne comptait plus tes bêtises qui faisaient rire les adultes. Il fallait te surveiller de près. J'étais calme, timide toujours avec un
livre. Depuis que j'avais quitté mamie pour revenir vivre avec papa, maman et toi, j'étais triste. Je ne me sentais pas à ma place ni dans le nid familial qui n'avait rien d'un cocon, ni
à l'école où je me sentais trop différente pour avoir des amies, un peu comme le vilain petit canard parmi les cygnes. Heureusement que tu étais là. J'étais admirative comme maman.
Tu étais celle qui pouvait nous réunir.
Les relations entre maman et papa se sont détériorées, Papa s'est mis à boire de plus en plus. Le soir c'était
des disputes bruyantes, si effrayantes parfois que les voisins étaient obligés d'intervenir. Nous étions dans la même chambre. Nous restions en silence dans nos lits. Je me bouchais les
oreilles parfois pour ne pas entendre. Je pensais à toi. J'avais envie de te prendre dans mes bras pour te protéger. Mais tétanisée par ces disputes, je ne l'ai pas fait. Je
n'ai pas osé non plus car tu ne demandais rien. Puis la petite fille potelée que tu étais est devenue une adolescente mince et jolie. Je te trouvais très belle.
Je me suis mariée. Habitant dans la même ville nous avons continué à nous voir. Tu m'as présenté un premier petit
ami puis tu as rompu peu de temps après pour Cédric... Il était beau, blond avec des yeux bleus turquoise mais il ne m'a pas plu, J'ai cru que c'était une amourette et qu'elle te
passerait. Quand tu m'as annoncé, 4 mois après avoir fait sa connaissance, que tu allais l'épouser, je t'ai mis en garde te conseillant d'attendre. On ne décide pas de sa vie en quatre
mois. Sans pouvoir l'expliquer je ne l'aimais pas et c'était réciproque. J'avais un mauvais pressentiment.
Je me rappelle ton mariage... Vous formiez un beau couple. Vous sembliez heureux. J'aurais dû me réjouir de ton
bonheur. J'étais triste, je savais déjà qu'il serait fugace. Je n'étais pas la seule à le penser, mon époux, maman qui revivait après avoir perdu papa. Nous avions tous la même intuition.
Je suis la seule à avoir osé te le dire. Nos relations s'en sont trouvées ternies. Ce n'était plus la même chose. Nos choix de vie nous séparaient.
Peu de temps après tu as donné naissance à une belle petite fanny qui te ressemblait tant et un an après à linda.
Les ennuis ont débuté, Cédric jouait dans les machines à sous, aux courses,. Ouvrier dans la métallurgie il dépensait sans compter tout l'argent que vous gagniez tous les deux. Tu me
demandais de l'argent. Je ne voulais pas t'en donner de peur qu'il le dépense alors j'allais au supermarché, je remplissais un caddie et je te l'apportais. Tu as très mal supporté cette
misère et tu es tombée malade, une hospitalisation de quelques semaines. Fanny était gardée par la mère de Cédric qui s'était aperçue que son fils n'arrivait pas à s'en occuper et qu'il
s'énervait après elle et la battait.
Quand j'ai appris, alertée par des voisins, qu'elle lui avait laissé Linda un bébé de 4 mois. Je suis venue
aussitôt la récupérer. Devant ma détermination, Cédric me l'a laissée. J'ai hésité à porter plainte pour maltraitance à enfant mais pour toi ma petite soeur je ne l'ai pas fait. J'avais
trop peur que malade on t'enlève et place les petites ce que tu n'aurais pas supporté.
Tu as toujours été forte et volontaire. Tu t'es sortie de cette dépression. Une fois guérie, je t'ai expliqué ce
qui s'est passé. Tu lui as trouvé des excuses. Il s'était énervé parce qu'il était malheureux de te voir malade et que deux enfants à s'occuper c'était dans ces conditions très difficile
pour lui. Il n'avait jamais battu les petites avant et plus jamais il ne le ferait. Il l'avait promis. Vous étiez dans une situation financière difficile et vous avez continué à faire des
enfants. Tu me disais qu'il ne voulait pas que tu prennes la pilule. Je ne comprenais pas à l'époque pourquoi tu ne la prenais pas en cachette. Aujourd'hui je comprends. Esther est née
puis Cyril et enfin Rébecca.
J'avais quitté la ville de notre enfance et nous nous éloignions de plus en plus. Je te savais malheureuse et
cela m'attristait beaucoup. Nous nous appelions au moment des anniversaires et chaque Noël, je venais vous voir et vous gâter un peu. Je sentais bien que la situation se dégradait mais
c'était ta vie. Comment quitter un homme quand on a cinq enfants et un salaire d'employée municipale ?
Quelques temps avant le drame, un jour que j'étais revenue à X... pour fleurir la tombe de nos parents, j'ai
rencontré Linda et je lui ai dit que je monterai vous voir après. Je me rappelle tu es descendue et tu m'as rejoins au cimetière. J'ai voulu monter voir les petites et j'ai senti que cela
te gênait et que c'est pour cela que tu étais descendue. J'ai compris sans que tu le dises qu'il ne fallait pas insister. Nous n'avions pas besoin de nous parler. J'étais triste de
te voir si malheureuse. Je t'ai demandé si il te battait et tu m'as assuré que non mais j'ai eu du mal à te croire.
Peu de temps après tu m'as téléphoné et tu m'as lâché d'un seul coup « Cédric est en prison, il a touché au
trois plus grandes. Je l'ai dénoncé à la police ..... C'est linda qui me l'a avoué ayant trop peur que sa petite sœur Rébecca qui grandissait soit aussi victime de son papa ».
Je suis restée sans voix, sans réaction. J'adore comme tu le sais les petites et imaginer que Cedric ait pu leur faire subir cela, je n'arrivais pas à m'expliquer... on croit toujours que
ce genre de drame n'arrive qu'aux autres. Tu m'as dit cela sans pleurer, sans t'émouvoir simplement en répétant : « pourquoi je ne t'ai pas écouté, pourquoi je ne t'ai pas
écouté... » Parce que tu n'étais pas prête t'ai-je répondu en retenant mes pleurs.
Tu m'as alors expliqué la cruauté de certains dans ta cité HLM où tu vivais, les mots anonymes déposés dans ta
boîte aux lettres avec Cédric X = DUTROU. Tu ne pensais pas à toi, tu pensais à protéger tes enfants.
Grace au Maire de ta ville, tu as retrouvé dans les jours qui ont suivi l'incarcération un appartement dans une
autre cité HLM. C'est les équipes municipales qui ont assuré le déménagement. Heureusement que tu étais employée communale sinon tu aurais dû continuer à subir la bêtise et la méchanceté
humaine sans aucune aide et soutien.
Les enquêtes, interrogatoires se sont succédés. On t'a accusé d'avoir été au courant et d'avoir laissé faire Avec
beaucoup de force et avec l'appui de tes enfants, tu as su faire face à tout cela et te défendre.
Tu as assumé le procès d'assises avec une grande dignité subissant les insinuations des témoins de la défense
t'accusant devant tes enfants d'adultère, d'avoir été au courant, d'avoir laissé faire.
Avec les filles, vous avez fait front à ces accusations en vous soutenant mutuellement. Votre amour a dû marquer
Les jurés et effacer leurs idées reçues sur les banlieues. Ils ont du être étonnés en voyant trois grandes filles sérieuses, élégantes s'exprimant bien témoigner sans haine affichée
avec beaucoup d'émotion mais de dignité en expliquant les faits simplement comme elles les avaient vécus ou plutôt subis.
Cédric s'est très mal défendu. Quand l'avocat général l'a traité de pédophile il a rétorqué qu'il n'en était pas
un et qu'il était devenu incestueux par amour pour ses filles !
Il a été condamné à vingt ans de prison et n'a pas fait appel pour ne pas imposer à ses filles un nouveau procès.
C'était peut être sa façon de leur demander pardon.
Cela fait plus de dix ans. Tes trois grandes filles sont devenues des femmes, ton fils un jeune-homme. Ils
travaillent tous. Les filles vivent en couple, Fanny la plus grande est maman d'un adorable bambin. Tes enfants n'oublieront jamais, ils en souffrent encore mais ils mènent une vie
normale et tous savent que c'est à toi qu'ils le doivent.
Quant à toi ma petite sœur chérie, tu as refais ta vie avec Marc. Rebecca qui avait 3 ans quand son père a été arrêté l'appelle papa. Je t'admire pour avoir réussi cela.
Puisses ce bonheur tardif continuer pour vous tous le plus longtemps possible. Vous le méritez. Cette histoire
doit servir d'exemple à beaucoup. Elle prouve que l'on peut continuer à vivre et même revivre après des évènements tragiques si l'on conserve l'espoir et c'est pour cela que je vous l'ai
racontée aujourd'hui.
Cette histoire n'est hélas pas une fiction. Seuls les prénoms ont étés changés
|